MANIFESTe'22
Natasha Tseliuba (35 ans, née à Zaporijjia, j’ai vécu à Kyiv, Kharkiv, Saint-Pétersbourg (de 2010 à 2014), au moment du début de l'invasion paramilitaire russe de l'Ukraine, je vivais à Zaporijjia, en ce moment (24/03/22) je vis chez des amis dans la région de Ternopil.
Originellement cette partie du manifeste a été écrite en russe, car c'est la langue dans laquelle je parle et pense habituellement. Je suis consciente d'un caractère contraire à l’éthique qui peut soulever ce choix de la langue mais pour l'instant le peu d’énergie qui me reste ne me permet pas de faire autrement, donc, faute d'une meilleure connaissance de la langue ukrainienne et par envie d'un dialogue honnête (principalement avec moi-même et notre équipe), j'écris en russe.
Le projet curatorial indépendant citoyen Q rators a été lancé par moi et ma collègue Anna Ten en 2014. À ce moment-là, nous avons compris que la situation géopolitique entre l'Ukraine et la Russie était trop complexe pour être réglée sans avoir la possibilité d'écouter les deux parties du conflit. C'est pourquoi nous avons choisi les media artistiques les plus proches de nous (performance, pratique corporelle) dans l'art contemporain politique. Par l’art politique nous entendons l’art où les artistes travaillent consciemment avec le contexte politique et partagent notre vision d'un monde anti-impérialiste, anti-mondialiste, anti-militariste. Il était également très important pour nous de pouvoir avoir une discussion entre artistes sur le territoire de l'Union Européenne où aucune des parties ne se sentirait en danger et ne serait soumise à la censure. Nous avons principalement réalisé des projets à Paris, mais aussi à Prague (Tranzit Gallery, 2016), Varsovie (Duzhiy Pokuj Gallery, 2017), Odessa (2018) et Bruxelles (2021, tenu en ligne en raison de la pandémie).
Le 24 février, à 6 h 13, mon petit ami m'a appelé, criant que l'invasion paramilitaire (1) de la Fédération de Russie en Ukraine avait commencé(2). Depuis ce temps, j'ai vécu de nombreuses expériences différentes et nouvelles pour moi-même : j'étais inquiète pour mon petit-ami qui a voyagé pendant 13h pour me rejoindre de la ville voisine(3) ; j’ai rassmblé un sac d’urgence en une demi-heure ; j’ai fait la queue au guichet automatique pendant une heure et demie pour retirer de l'argent ; en une demi-heure, avec mon copain, j’ai transformé mon sous-sol en abri anti-bombardement; j’ai vécu le rituel quotidien inquiétant de guetter des nouvelles des amie.s pour savoir si tous mes proches sont en vie ; j’ai voyagé dans un train de nuit dans le noir complet en ravalant les larmes d’anxiété tout en éprouvant un soulagement de m’éloigner du danger éminent, de ma maison ; un projet de coopération tellement précieux est né sous forme de la création d'un fond de soutien des artistes underground ukrainiens ; j’ai pour la première fois prononcé une phrase « nous n’abandonnons pas les nôtres », depuis je l’ai répété beaucoup de fois. Pour le moment, je reste sur le territoire de l'Ukraine occidentale, car j'ai réalisé que la sécurité mentale est très importante pour que je reste opérationnelle.
Depuis le début de l'invasion paramilitaire de la Fédération de Russie en Ukraine, Anna et moi nous appelons et partageons nos expériences communes : elle, de son côté, à Paris, et moi, de mon côté, à Zaporijjia (et , maintenant, dans la région de Ternopil).
Je comprends clairement que les pratiques que nous utilisons, en tant que Q rators, pour créer un espace de dialogue horizontal(4) en ce moment, alors qu'il y a des bombardements actifs d'immeubles résidentiels ukrainiens, des blocus de villes et des meurtres de civils, sont impossibles. En ce moment, je considère l'expérience des artistes ukrainiens comme pertinente à relayer, je la qualifie de prioritaire / inviolable / unique. Construire des plates-formes ou des discussions horizontales serait injuste par rapport à l'expérience que vivent les Ukrainiens en ce moment. Je respecte et accepte également le refus des artistes ukrainiens à coopérer ou à interagir d'une manière ou d'une autre avec des artistes russes et biélorusses - maintenant ou à l'avenir.
Bien sûr, de nombreux artistes russes expriment aujourd'hui une solidarité active avec nous, beaucoup vont à des rassemblements, certains sont devenus des "agents étrangers", certains ont subi de multiples amendes et détentions. Mais pour initier des discussions internationales, des tables rondes, des fêtes sur la paix/guerre, une cessation complète des hostilités sur le territoire de l'Ukraine est nécessaire.
En tant que commissaire d’exposition et artiste, je ne vois aucune raison de mettre fin aux relations professionnelles et amicales avec des artistes de Russie et de Belarus qui, depuis 2014, ont pris une position pro-ukrainienne et, utilisant des méthodes artistiques militantes, ont tenté de dénoncer l'annexion de La Crimée et la prise des régions de Donetsk et Louhansk.
D'un autre côté, en Ukraine même, je vois des actions assez illogiques, agressives, réactives à la fois envers les hommes (restrictions à la sortie des citoyens ukrainiens de sexe masculin âgés de 16 à 60 ans vers l'Europe)(5), envers les « pillards »(6), et envers les soldats du pays agresseur(7).
Avec l'intérêt grandissant mondial envers la situation en Ukraine, nous avons ressenti la curiosité significative des institutions européennes par rapport à l'art ukrainien (projections de films, débats, expositions, résidences d'art sont organisés). Mais Anna et moi avons également noté un certain “ukrainewashing”(8) de la part des organisations culturelles européennes.
Également dans la zone grise sur le territoire de l'UE, en ce moment il y a des personnes d'autres nationalités qui vivaient sur le territoire de l'Ukraine et subissent les injustices dans l’accès à leur statut de réfugié(9). La priorité est donnée aux réfugiés ukrainiens alors que d’autres réfugiés des pays en guerre étaient négligés.
Anna Ten, chorégraphe, metteuse en scène, activiste culturelle, enseignante. Originaire de Zaporijjia, je vis et travaille à Paris et Lille.
Depuis 2014, au sein de Q rators la promotion de l'art ukrainien contemporain est notre mission, notre passion et notre mode de vie. Nous l'avons défendu quand ce n'était pas à la mode, quand les institutions affirmaient qu'elles n'avaient pas d'interlocuteurs pour nous, le budget ni l'agenda politique pour instaurer un dialogue. Nous, deux commissaires d’exposition et artistes indépendantes, étions passionnées par les projets, investissant notre argent, notre temps et nos compétences pour rendre visible cet art ukrainien, pour que le public européen découvre une mine de propositions par les artistes émergents méconnus des institutions.
Depuis le 24 février, je constate un engouement sans précédent pour l'art ukrainien, les témoignages de soutien se multiplient, des drapeaux ukrainiens apparaissent sur les façades des institutions culturelles européennes. Sur les plateaux de télévision, des gens souvent éloignés de l'Ukraine et de son contexte culturel prennent la parole. Certes, la solidarité ne devrait pas être réservée aux concernés mais parfois j’ai le sentiment qu’on frôle la récupération politique et le colonialisme culturel.
D'autres parlent pendant que Natasha et moi attendons dans notre cocon des réseaux sociaux, essayant de recoller les morceaux de ce qui s'est cassé, pour comprendre si prendre la parole a du sens. Sommes-nous légitimes ?
Malgré la mobilisation citoyenne, qui me semble très positive et témoigne d'une grande humanité, elle cristallise encore et encore les rapports coloniaux, la domination bien ancrée, la fragilité des artistes marginalisés par rapport aux artistes institutionnalisés.
Il est impossible de ne pas remarquer que d'autres réfugiés sont mis à l'écart, que d'autres personnes fuyant les guerres se voient refuser un transport gratuit, l’espace de sécurité, les papiers qui permettent de travailler. Il n'est pas interdit de donner à manger aux Ukrainiens, comme c'était le cas à Calais avec des réfugiés d'une autre couleur de peau (le maire de Calais enlace fièrement les Ukrainiens)(10), il n'y a pas de crime de solidarité pour avoir aidé des familles à traverser la frontière (Cédric Herrou a mal choisi ses protégés)(11).
J'ai un faible espoir que nous puissions encore déconstruire le discours des cultures occidentales (ou russes) dominantes afin d'aller vers une plus grande sophistication et analyse dans notre compréhension, cesser de fonctionner via le prisme du battage médiatique et de la catharsis dans les médias et la culture. Il est maintenant temps de créer une nouvelle habitude pour réfléchir avant de commenter, analyser avant de partager sur les réseaux sociaux, et aussi d'abord donner la parole aux concerné.es, prendre la position d'un aidant, non un commentateur dominant, exprimer la solidarité, mais sans distinction de religion ni de couleur de peau.
Un autre problème que nous avons identifié dans cette courte période est le fait que les institutions européennes présentent principalement les œuvres d'artistes ukrainiens célèbres qui avaient des liens avec des galeries européennes avant la guerre, ou les artistes ukrainiens qui vivent actuellement en Europe. Une conséquence amère de ce phénomène est l'invisibilité encore plus grande des artistes ukrainiens les plus marginaux, qui, avec leur travail, risquent de disparaître à jamais.
Avec cette lettre, nous voudrions nous adresser aux institutions culturelles de France et d'Europe : comment comptez-vous exactement soutenir les artistes ukrainien.nes ? Quels lieux pourriez-vous proposer ? Comment aimeriez-vous être impliqués dans le processus de réflexion?
Nous, en tant que curatrices indépendantes, sommes prêtes à vous aider en vous mettant en relation avec des artistes. Notre plateforme vous propose un projet curatorial, que nous sommes prêts à adapter. Il est important de noter que donner des vitrines de visibilité sans allouer des budgets ne sera plus possible dans la situation actuelle, l’exploitation d’actuers culturels
Je comprends et accepte la position de Natasha Tseluba et d'autres artistes sur l'impossibilité d’un dialogue horizontal entre les artistes ukrainiens et russes, tel que que nous avions l’habitude de le faire auparavant. Mais j'exprime ma solidarité avec tous les artistes réfugiés de tous les pays, ainsi qu'avec les artistes russes qui se battent pour la liberté d'expression.
Q rators
Compte tenu de tout ce qui précède nous -Anna Ten et Natasha Tseluba- initions une proposition de coopération avec des plateformes et des institutions européennes, dans la perspective de travailler avec l'art politique, les pratiques décoloniales et antimilitaristes, la reconsidération critique des opérations militaires, leurs conséquences. Il est à noter également que, plus que jamais, il sera nécessaire de soutenir les projets et le travail curatorial financièrement, car la monstration d’œuvres pour se contenter de mettre une mention dans le CV n’est plus d’actualité. De notre côté, nous sommes prêtes à mettre à disposition le potentiel créatif de notre équipe (conceptualisation, documentation, mise en place, médiation). Depuis 8 ans d'existence de Q rators, nous travaillons sur un échantillon d'art critique, politique, avec des médias diversifiés, avec les artistes et chercheurs de l’Ukraine, de la Russie, du Bélarus et des pays européens. Tous les fonds collectés seront transférés aux artistes ukrainiens.
23 mars 2022, Ukraine/France
Équipe de Q rators : Anna Ten, Natasha Tseluba
(1) De mon point de vue, il est extrêmement difficile d'appeler cela une guerre, lorsque, sous couvert d'exercices, les forces militaires de la Fédération de Russie amassent du matériel militaire jusqu'à la frontière avec l'Ukraine et à 5 heures du matin commencent à tirer sans avertissement dans des installations stratégiques, y compris des immeubles résidentiels.
(2) En Fédération de Russie, il est toujours interdit de prononcer le mot «guerre»: pour une déclaration publique ou un jeu avec ce mot, vous pouvez être condamné à une peine de prison.
(3) En temps normal, la route du Dniepr à Zaporijjia nous prenait en moyenne une heure et demie.
(4) Entre artistes ukrainiens, russes et bélarusses.
(5) La loi sur le non-départ des citoyens ukrainiens de sexe masculin de 18 à 60 ans à l'étranger génère de l'hostilité envers les hommes qui prônent une position anti-militariste qui ne veulent pas tuer/mourir dans une guerre avec un ennemi qui a un avantage technique militaire évident. Selon mes observations personnelles, cette loi a introduit une certaine forme d'hostilité et d'aliénation envers les hommes dans les trains, les voitures, tous les transports, qui veulent quitter les lieux où les hostilités se déroulent ou sont forcées.
(6) L'utilisation de pratiques archaïques violentes - 1 , 2 , 3 à l'égard des personnes qui se livrent au pillage pendant la loi martiale, sans préciser le contexte et sans impliquer les forces de l'ordre. Selon mon observation personnelle, de nombreux ukrainiens ont perdu leur emploi, sont incapables de quitter les villes ukrainiennes occupées ou se trouvent simplement dans une situation financière critique depuis 2020 en raison des restrictions covid. Cela vaut-il la peine de multiplier la haine en sévissant ainsi contre ces personnes ?
(7) Appelant les militaires russes "rashists", "orcs", "gueule de cochon", "kebab", nombreuses photos non retouchées de soldats morts, sans avertissement sur le contenu sensible.
(8) Ukrainewashing - le terme est apparu dans ma tête après avoir vu que de nombreuses institutions en Europe commençaient à exprimer leur solidarité à l’Ukraine maintenant, malgré le fait qu'elles ne s'intéressaient pas à l'art ukrainien auparavant.
(9) L’article de BBC.
(10) L’ARTICLE
(11) L’ARTICLE DE Wikipedia.
(2) En Fédération de Russie, il est toujours interdit de prononcer le mot «guerre»: pour une déclaration publique ou un jeu avec ce mot, vous pouvez être condamné à une peine de prison.
(3) En temps normal, la route du Dniepr à Zaporijjia nous prenait en moyenne une heure et demie.
(4) Entre artistes ukrainiens, russes et bélarusses.
(5) La loi sur le non-départ des citoyens ukrainiens de sexe masculin de 18 à 60 ans à l'étranger génère de l'hostilité envers les hommes qui prônent une position anti-militariste qui ne veulent pas tuer/mourir dans une guerre avec un ennemi qui a un avantage technique militaire évident. Selon mes observations personnelles, cette loi a introduit une certaine forme d'hostilité et d'aliénation envers les hommes dans les trains, les voitures, tous les transports, qui veulent quitter les lieux où les hostilités se déroulent ou sont forcées.
(6) L'utilisation de pratiques archaïques violentes - 1 , 2 , 3 à l'égard des personnes qui se livrent au pillage pendant la loi martiale, sans préciser le contexte et sans impliquer les forces de l'ordre. Selon mon observation personnelle, de nombreux ukrainiens ont perdu leur emploi, sont incapables de quitter les villes ukrainiennes occupées ou se trouvent simplement dans une situation financière critique depuis 2020 en raison des restrictions covid. Cela vaut-il la peine de multiplier la haine en sévissant ainsi contre ces personnes ?
(7) Appelant les militaires russes "rashists", "orcs", "gueule de cochon", "kebab", nombreuses photos non retouchées de soldats morts, sans avertissement sur le contenu sensible.
(8) Ukrainewashing - le terme est apparu dans ma tête après avoir vu que de nombreuses institutions en Europe commençaient à exprimer leur solidarité à l’Ukraine maintenant, malgré le fait qu'elles ne s'intéressaient pas à l'art ukrainien auparavant.
(9) L’article de BBC.
(10) L’ARTICLE
(11) L’ARTICLE DE Wikipedia.